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Les prophétismes en pays Dida et la logique du marché (Côte d’Ivoire)

98-99 | 2004 : Globalisation. Tome II


Dossier


Les prophétismes en pays Dida et la logique du marché (Côte d’Ivoire)


Religious Prophetic Systems in Dida Territory (Ivory Coast) and the Logic of the Market
Dakouri M. Gadou


p. 147-170


Résumé | Index | Plan | Texte | Bibliographie | Notes | Citation | Auteur


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LE MARIAGE EN PAYS DIDA, EN TEXTES, PHOTOS, VIDEOS, BEAUTE ET BONHEUR !

En présentant leurs mouvements comme une « solution » aux problèmes et aux malheurs de toutes sortes, les prophétismes en pays dida ont attiré et attirent encore beaucoup d’individus (hommes, femmes, enfants et vieux) de classes sociales et de groupes ethniques différents. C’est donc une population en quête de santé spirituelle, biologique et psychologique, de mieux-être, d’identité, de promotion sociale et culturelle, etc.,
qui a recours à ces prophétismes qui, sous l’influence de la logique économique mondiale du marché, s’organisent comme des sortes de prestataires de services ou de biens symboliques à caractère marchand. Cet article se propose donc d’examiner l’univers clientélaire dans lequel se meuvent ces prophétismes et ceux qui se confient à eux en décrivant et analysant la nature des produits offerts et acquis et celle des modalités concrètes et symbolique de l’échange.


Mots-clés :Côte d’Ivoire, religion, santé, sorcellerie, Dida, prophétisme, marché
Keywords :religion, health, witchcraft, Dida, Ivory Coast, prophetic systems, market

Effervescence des prophétismes en pays dida
De l’offre et de la demande prophétiques en pays dida
Les prophétismes dida : entre la quête d’une sécurité ontologique et le marché

1 Nous parlons de réintérêt de la religion, parce que l’on sait que la religion, entre autres, a été (...)

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Ces dernières années, l’on constate dans le domaine des sciences sociales, notamment en sociologie et en anthropologie, un mouvement social de réintérêt pour la religion1. Dans ce mouvement, le phénomène religieux est analysé dans son articulation avec le contexte sociohistorique, politique et économique dans lequel il apparaît. Ainsi les transformations du religieux, sa revitalisation, ses reconfigurations, ainsi que la mobilité des pratiques et des symboles, l’individualisme et la mobilisation identitaire qui s’y déploient sont-ils étudiés aujourd’hui dans leur rapport à la globalisation économique actuelle, comme hier, les divers mouvements religieux, qui avaient surgi en Afrique noire durant la période coloniale, avaient été, depuis Balandier à partir des années 1950, interprétés et analysés en référence « à la situation coloniale ». Dans la période postcoloniale, cependant, des mouvements de même genre ou peut-être de nature différente n’ont cessé d’émerger en Afrique noire, tant dans le milieu rural que dans le milieu urbain. Ces nouvelles identités religieuses contemporaines appellent alors d’autres interprétations que celles des années 1950 qui avaient privilégié la dimension politique.

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S’inscrivant dans cette perspective, ce travail, consacré aux prophétismes en pays dida, se propose de répondre aux interrogations suivantes : quelle est la spécificité des prophétismes actuels en pays dida ? Comment expliquer l’émergence, le développement et le succès de ces prophétismes de la période postcoloniale contemporaine ? Leur explosion et leur attrait sur les individus ne sont-ils pas à la fois le signe d’une attente et d’une insatisfaction par rapport à la société politique et aux religions anciennes (traditionnelle, chrétienne, islamique) ? La forte demande des services offerts par les prophètes en pays dida ne fait-t-elle pas glisser ces prophétismes sur un marché concurrentiel du spirituel ?
2 Natif de la région dida, celle-ci nous est familière et assez bien connue. Cependant, c’est à parti (...)

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Pour résoudre ces problèmes, l’approche qualitative, justiciable de la socioanthropologie, a été mise en œuvre dans le recueil de l’information2. Les matériaux collectés nous ont permis d’organiser l’analyse autour de trois axes de réflexion. Le premier relève de l’analyse de la dynamique contemporaine du paysage religieux en pays dida ; le deuxième axe a trait à la description de la nature de l’offre et de la demande prophétiques en pays dida ; enfin le dernier axe ressortit au domaine des interprétations de ces offres et demandes. Il s’agit, en fait, de rechercher les facteurs de leurs déterminations.
Effervescence des prophétismes en pays dida

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Le pays dida, avec une superficie d’au moins 10 650 km2 et appartenant à la région administrative du Sud-Badama, est situé dans la zone forestière au sud-ouest de la Côte d’Ivoire. Il couvre deux départements : le département de Divo et celui de Lakota3 ; il est limité à l’est par les Baoulé de Tiassalé, à l’ouest par les Bété de Gagnoa, au nord par les Gban ou Gagou et les Kweni ou Gouro d’Oumé, et enfin, au sud par les Godié de Fresco et les Avikam de Grand-Lahou où vit une partie des Dida : les villages de Yokoboué et de Lauzoua.
3 Le département de Divo couvre trois sous-préfectures (Divo, Hiré et Guitry), celui de Lakota compte (...)

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Appartenant au domaine linguistique des langues kru, notamment du groupe magwe, les Dida font partie des formations ethniques issues des courants migratoires ouest-est du XVIIe siècle venus du Liberia. Patrilinéaires passées de l’agriculture vivrière et de la chasse au commerce, aujourd’hui à l’agriculture de rente (café, cacao, palmier à huile, hévéa), les sociétés dida s’organisèrent en démocraties villageoises androcentrées, avant d’être absorbées dans les cantons et les cercles de l’État colonial, enfin dans les sous-préfectures, les communes, les départements, les régions de l’État national.

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Du point de vue de l’idéologie religieuse, les Dida avaient leur propre système religieux que les religions dites monothéistes et la modernité occidentale, ainsi que les prophétismes de la période coloniale (Harrisme, Deïma, Adaé) n’ont pas réussi à déraciner (Gadou, 1995). Ce qui a certainement fait dire à Emmanuel Terray (1969 : 336) que le pays dida, contrairement aux autres pays de la zone forestière où l’on constate une diversité de cultes, d’Églises et de croyances, se caractérise par une stabilité au plan de la dynamique religieuse. Mais Antoine Ferrari (1970 : 35) qui entreprend une étude sur les Assemblées de Dieu dans la région de Lakota à la même époque abonde dans le sens contraire. Pour lui, le paysage religieux du pays dida ne paraît pas aussi homogène que le prétend Emmanuel Terray.
4 « Entre 1932 et 1963, en pays avikam et dida, il y a eu Botto Adaï auquel a succédé, en plus terne, (...)

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En effet, depuis au moins la colonisation, la religion ancestrale dida, qui formait la toile de fond de la civilisation dida n’est plus l’apanage du système spirituel dida. La religion autochtone, les religions monothéistes (christianisme, islam), les religions syncrétiques se côtoient désormais en milieu dida. Ce pluralisme religieux se remarque dans plusieurs villages où coexistent tant bien que mal divers cultes : catholique, méthodiste, harriste, deïma, adaé, Assemblées de Dieu, cultes traditionnels, etc. Comme on le voit, la religiosité des Dida n’est pas moindre que celle des autres peuples ivoiriens. Mais, c’est surtout à partir des années 1980 que le pays dida se distinguera comme une zone type de la dynamique religieuse en Côte d’Ivoire. Au début des années 1980, l’on assistera à une impressionnante émergence de cultes nouveaux en pays dida où le département de Lakota4 fait figure de locomotive, car c’est là que l’on a vu et voit encore surgir et se démultiplier des prophètes locaux depuis Marie Lalou : Koudou Jeannot du village de Zikoboué, Marc Azobé de Damabou, prophète Daniel d’Akabréboua, Zrédji du village de Gbagrélilié, Dago Danger d’Oparéko, pour ne citer que les plus connus.
5 A sa sortie de prison, Koudou Jeannot est autorisé à reprendre ses activités, à la seule condition (...)

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Le mouvement prophétique en pays dida s’intensifiera davantage lorsque Koudou Jeannot, le premier prophète qui apparaît sur la scène, fut arrêté et emprisonné en 1986 par les autorités politiques d’alors, qui considéraient que son activité prophétique perturbait la paix sociale. Ainsi cette action des autorités politiques aura-t-elle eu un effet contraire, puisqu’elle n’a pas réussi à mettre fin et à affaiblir la montée des prophètes à Lakota, mais l’a au contraire amplifiée. D’abord, pendant que Koudou Jeannot est en prison, un de ses disciples, Zrédji se révèle au monde ; ensuite, après sa mise en liberté, le prophète Koudou Jeannot reprend ses activités5 ; et enfin, par scissiparité, on assistera par la suite à l’émergence d’autres nouveaux prophètes dont les fondateurs se réclameront soit de Koudou Jeannot soit de Zrédji. Et comme une émulation par imitation, le mouvement prophétique s’étendra à tout le pays dida : les prophètes Bédi Mathieu à Grobiassoumé et Azodjé Salomon à Tabléguikou dans la sous-préfecture de Divo, puis atteindra les pays voisins bété et gouro : Galla Bi Ballo de Proziblanfla à Sinfra.

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En Côte d’Ivoire, depuis les années 1980, la fermentation religieuse semble s’être ainsi déplacée de la basse Côte d’Ivoire où, historiquement, avaient fleuri les prophétismes (Memel-Fotê, 1967 ; Dozon, 1995) vers le pays dida où l’on constate un foisonnement des prophétismes ; car, sans exagération, on peut dire que chaque canton, chaque tribu et presque chaque village du département de Lakota a son prophète. Cette prolifération des prophètes en pays dida constitue une sorte de marché du spirituel ou de biens symboliques de salut toujours en expansion et sur lequel, non seulement se rencontrent une offre abondante et une demande de plus en plus nombreuse, mais aussi sur lequel les prophètes se livrent une concurrence. Si tel est le cas, il convient de présenter ici les caractéristiques de ce marché.
De l’offre et de la demande prophétiques en pays dida

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Malgré leur diversité, les prophétismes en pays dida présentent une série de constances et de similitudes. Non seulement l’origine des pouvoirs des prophètes-fondateurs de ces prophétismes et leurs systèmes de références symboliques respectifs sont les mêmes, mais aussi les problèmes qu’ils prétendent résoudre sont de même ordre. Par ailleurs, ces prophètes-fondateurs se disent mandataires des volontés divines et ancestrales. L’histoire de leur pouvoir les présente comme des personnes constituées dans leur mission par un événement soudain, quelquefois répété avec insistance et toujours contraignant ; tantôt par rêve, tantôt par vision ou un signe insolite quelconque révélant l’ordre de la transcendance (Dieu-ciel, génies, ancêtres) dont l’incarnation vivante est la possession des prophètes.
6 Zrédji, nom par lequel se fait appeler Loba Grodji Claude, est celui de son culte, comme Gbahié est (...)

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Ainsi, Koudou Jeannot, du village de Zikoboué de la tribu Néko dans le canton Tigrou, né vers 1935, dit avoir reçu son pouvoir de son frère défunt, le nommé Gbahié, un ancien militaire, tué en sorcellerie. C’est au cours de plusieurs possessions que Koudou Jeannot et ses parents ont appris que l’esprit du défunt veut l’utiliser pour lutter contre la sorcellerie. L’esprit de ce frère victime de la sorcellerie s’incarne alors en Koudou Jeannot et lui permet de voir l’invisible afin de lutter contre la sorcellerie. De même, Loba Grodji Claude6, né le 12 février 1961 à Gragrélilié, dans le canton Oparéko, ancien instituteur de l’enseignement privé laïc, dit avoir obtenu son pouvoir de deux esprits de personnes défuntes. « Tout jeune, raconte-il, je surveillais la rizière d’un de mes parents à Gagnoa quand j’ai vu deux esprits venir vers moi : Zrédji étant l’homme et Dodji la femme. Ils m’ont dit que ma mission sur terre était de guérir les gens, les protéger contre les agissements des sorciers. Ils m’ont aussi dit que je ne serai jamais un bon élève et que ma place était au village. Ces deux êtres sont revenus me voir plusieurs fois ». Selon Loba Grodji Claude, sa jeunesse fut un véritable enfer, parce qu’il ne voulait pas accepter cette mission. Il fit des fugues qui l’amèneront à dormir en brousse plusieurs nuits. Et quand il voulut, comme tous les jeunes de son âge, aller à l’école, les esprits, selon ses dires, le suivaient partout, et sa mission lui fut plusieurs fois rappelée pendant ses études et sa vie professionnelle. Aussi n’en pouvant plus, il abandonna son métier d’instituteur et décida, en 1987, de rentrer au village pour exercer sa vraie mission sur terre : celle de se mettre au service des malades et de tous ceux qui souffrent.

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Koudou Jeannot et Zrédji se présentent alors comme des prophètes-guérisseurs dont la mission est de dénoncer et de chasser les sorciers, de guérir les malades, d’exorciser les ensorcelés et d’apporter le bonheur à tous ceux qui souffrent aussi bien dans leur corps que dans leur esprit. De ce fait, ils se targuent, grâce au pouvoir que leur ont communiqué leurs esprits respectifs, d’obtenir la guérison de toutes les maladies graves physiques ou psychosomatiques. Le prophète Koudou Jeannot Gbahié dit à cet effet : « je peux soigner toutes les maladies grâce à mon frère défunt Gbahié et grâce à Dieu ». Le prophète Zrédji, quant à lui, ne dit pas autre chose. Il raconte : « A part la folie et l’épilepsie, je soigne toutes les autres maladies. Quand un sorcier lance un sort à quelqu’un, je contrecarre son développement. Je soigne à l’aide des plantes que m’indiquent mes amis Dodji et Zrédji ».

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La guérison que ces prophètes promettent est à la fois psychologique (ou morale) et physique, et la condition en est aussi morale, parce qu’il est nécessaire que le malade veuille sa guérison. Cette dernière condition est subordonnée à la volonté divine, à la grâce de Dieu-ciel et des génies des prophètes. Ainsi appelés pour alléger la souffrance morale et physique, Koudou Jeannot et Zrédji enseignent à leurs fidèles ou malades, la loyauté, la sincérité et surtout l’abandon des « fétiches » et de la sorcellerie. Le thème qui revient continûment dans leur propos est le manque d’amour pour l’autre qui se traduit par la convoitise, la jalousie, la haine, la rancune, la pratique de la sorcellerie. Mais, pour Koudou Jeannot tout cela trouve sa source dans l’argent. Il affirme à ce sujet : « La source de la convoitise, de la jalousie et de la haine, c’est l’argent. Pour l’obtenir, nous tuons les gens. L’argent est notre premier fétiche, il nous conduit à la sorcellerie, il est la source fondamentale de nos malheurs ». A cet effet, d’un ton comminatoire, Koudou Jeannot dit à ses malades : « Nous les Noirs, nous sommes mauvais, nous avons le diable et nous tuons les autres rien que pour de l’argent. Il nous faut abandonner tout cela ». Koudou Jeannot et Zrédji disent alors, qu’ils sont venus pour lutter contre cette cause des infortunes de l’homme actuel, qui selon eux, doit être un être entreprenant, susceptible de progresser, libéré de la peur et de l’angoisse. Dans ce sens, Zrédji, dans son village, annonce à la foule des malades : « Je suis là pour balayer tout ce qui peut faire obstacle à l’épanouissement et à l’enrichissement individuel et collectif, mes amis Dodji et Zrédji m’en ont donné le pouvoir ». Il est donc formellement interdit d’avoir de l’argent et de l’or sur soi, parce qu’il est source de mort. Au cours de l’exercice de leurs activités et comme condition de l’efficacité de leur travail, Koudou Jeannot et Zrédji disent être astreints à la gratuité du traitement qu’ils donnent : « Mes amis Dodji et Zrédji, raconte le prophète Zrédji, m’ont interdit de prendre de l’argent pour ce que je fais ». Dans ses visites (nous y reviendrons), Koudou Jeannot jette l’anathème sur tous les guérisseurs traditionnels et autres thérapeutes qui prennent de l’argent à leurs malades. Dans l’accomplissement de leur mission, ces prophètes-guérisseurs mettent en œuvre deux types d’activité. Le premier consiste à recevoir les malades chez eux au village et le second est de répondre à la demande de parcourir le pays pour traquer les sorciers. Ainsi, à Zikoboué, Koudou reçoit-il les malades, de façon hebdomadaire, dans sa concession, du jeudi soir au samedi matin, quand Zrédji, à Gbagrélilié, les accueille du jeudi soir au dimanche matin, les faisant dormir dans le cimetière du village.

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Dans leurs méthodes d’intervention, se distinguent deux opérations : l’investigation ou la détection de la maladie et le traitement ou la thérapie. Pour la détection de la cause de la maladie ou du sens de l’infortune, Koudou Jeannot et Zrédji utilisent la méthode interprétative, la divination dans laquelle ils combinent généralement plusieurs techniques : la psychomancie, l’ooscopie, la chiromancie, la codonomancie, la géomancie, la nécromancie, la palamomancie, l’hydromancie, la caurimancie. Mais, toute séance d’investigation ou de détection de la maladie est d’abord inaugurée par la possession et la transe. Provoquée par un chœur ou un orchestre, renforcée et amplifiée par la danse et le battement des mains ou de baguettes par les femmes, la transe, signe de la présence effective de la transcendance et art de prédilection des génies, permet à ces prophètes d’entrer en colloque avec eux, avec les ancêtres ou Dieu-ciel. Ceux-là obtiennent de ceux-ci la capacité de voir le monde extrahumain, et notamment le pouvoir de déterminer les causes des maladies, voire de trouver des remèdes. Possédés donc par la transcendance, dont la descente aura été provoquée par la transe, Koudou ou Zrédji, devant la multitude des malades, appellent individuellement certains d’entre eux que leurs génies leur auraient indiqués et leur annoncent la cause de leur maladie ou de leur malheur en utilisant l’une ou l’autre des techniques d’investigation citées plus haut.
7 Koudou Jeannot et Zrédji sont aidés dans la cueillette des plantes qui doivent servir à la thérapie (...)

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Après, suit la thérapie ou le traitement. Celui-ci combine deux méthodes qui ne sont pas exclusives : l’une matérielle et l’autre symbolique. Le traitement matériel est l’application de la phytothérapie7. Les médicaments destinés à l’application des soins, synthèse d’éléments naturels d’origine diverse, sont généralement composés d’ingrédients végétaux (racines, écorces, plantes, fruits), minéraux (cendre végétale, kaolin, eau), animaux (œufs de tortue, caméléons, scorpions, écailles de pangolin, poils de @#!*% , etc.) et d’ingrédients industriels (poudre de talc, pommade, parfum). A cette phytothérapie, les prophètes joignent des opérations symboliques qui interviennent comme seconde méthode de traitement, appliquée sous forme de rites. La prière (individuelle ou collective) constitue de loin le rite le plus important dans cette médication, vu son omniprésence dans les pratiques cultuelles de ces prophètes. Comme dans les séances de détection de la maladie, les prophètes Koudou et Zrédji ouvrent également leur thérapie par la prière. Ici aussi, est implorée l’aide de la transcendance (génies, ancêtres, Dieu-ciel, esprits de Gbahié ou de Zrédji et Dodji) comme forces surnaturelles génératrices du pouvoir. Pour aider les malades dans leur prière, Zrédji distribue des feuilles de prières dactylographiées, intitulées « prière très efficace à dire pour se fier à la protection de la force de Dodji et Zrédji ». Outre la prière, interviennent comme méthodes symboliques la confession publique, notamment chez Zrédji, comme forme de purification de l’âme, la flagellation ou l’humiliation publique des sorciers débusqués ou l’envoûtement des patients, comme mode d’exorcisme.

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A la fin de leur séjour dans les villages thérapeutiques, les malades, chez Koudou, effectuent un pèlerinage sur la tombe de Gbahié. Là, les pèlerins font une prestation de serment qui consiste à renoncer au mal. Tous ensemble, les pèlerins doivent répéter après le prophète Koudou cette formule : « A partir d’aujourd’hui je ne ferai plus le mal. Si j’en avais fait dans le passé, que Dieu me pardonne ». Après cette formule, le prophète demande à tous les pèlerins de se baisser, puis de toucher avec leur index le sol ou la terre ; ensuite, il leur commande de se relever, de lécher leur doigt et le lever vers le ciel (Dieu-ciel) et enfin, de dire : « Si je recommence, que Dieu me tue ». Chaque pèlerin, avant de se retirer, prend un peu de terre sur la tombe de Gbahié qu’il pourra emporter chez lui avec de l’eau bénite. Avec ces éléments les patients devront aménager un sanctuaire dans leur chambre à coucher afin d’entretenir, pour leur bonheur et protection contre les sorciers, le culte gbahié.
8 Outre les séances de consultation hebdomadaires dans son village, Zrédji se distingue par une autre (...)
9 Sur une ordonnance, prescrite le 26 07 1992, d’une patiente d’origine brésilienne, on peut textuell (...)
10 A ses début Loba Grodji Claude se faisait appeler Dr Zrédji, actuellement ses patients l’appellent (...)

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Chez Zrédji, les séances d’investigation et de traitement se terminent par un bain rituel et la délivrance d’une ordonnance à chaque patient. Le bain se fait vers 3 ou 4 heures du matin. L’eau qui doit servir à se laver est puisée dans la soirée par chaque patient à la source du village, et « préparée » auparavant par le prophète. Puis après le bain, les patients, par groupe ethnique, se mettent en rang et vont se faire marquer le front d’un médicament. Ce bain et ce médicament préserveraient les patients des attaques des sorciers, des accidents et leur apporteraient le bonheur. Enfin, le prophète Zrédji8 reçoit individuellement dans le cimetière du village chaque malade, en commençant par les femmes pour terminer par les hommes. Il lit dans les paumes de chaque patient, et en fonction de la palamomancie, lui délivre une ordonnance écrite9, à la manière des médecins modernes, sur du papier portant en en-tête : Dr Zrédji, guérisseur traditionnel à Gbagrélilié, BP xxx Lakota10. Comme les patients de Koudou, ceux de Zrédji, à la fin de leur pèlerinage, emportent des bouteilles d’eau bénite, des bougies « préparées » ainsi que des feuilles de prières pour continuer à prier et à entretenir le culte gbahié pour lequel ils devront élever un sanctuaire chez eux.

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Outre l’accueil des malades dans leurs villages, les prophètes Koudou et Zrédji s’illustrent également dans cette autre activité : celle d’aller dans les villages qui sollicitent leurs services. Dans ces villages, le travail de Koudou Jeannot et de Zrédji consiste à traquer, dénoncer et humilier les sorciers. Mais aussi, à faire rassembler les « fétiches » pour les brûler. Contrairement à Zrédji, avant son départ de la localité visitée, Koudou installe le culte gbahié pour protéger le village et ses habitants contre d’éventuels sorciers. La gestion de ce culte est confiée à douze jeunes, appelés apôtres (ceci rappelle les origines du christianisme). Parmi ces douze, il doit y avoir deux femmes (une mariée et l’autre célibataire), un membre du lignage fondateur du village.

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Cette offre des prophètes semble rencontrer une demande surabondante. Car, en se présentant comme des pourfendeurs de la sorcellerie, pouvoir malveillant qui attaque la force vitale et nuit à la vie sociale et individuelle des personnes, mais aussi et surtout en insistant particulièrement sur la guérison, les prophètes-guérisseurs du pays dida ont attiré beaucoup de gens (hommes, femmes, enfants, jeunes et vieux), venant des milieux ruraux comme des zones urbaines et appartenant à des classes sociales et des groupes ethniques différents. En août 1994, c’est à environ 12 000 que nous avons cru pouvoir évaluer la multitude venue au « bois sacré » de Zrédji. Au début de ses activités, on pouvait dénombrer au moins 500 ou 600 hôtes du prophète Koudou par semaine.

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Dès que les populations de Côte d’Ivoire ont été informées de l’activité de ces prophètes, dès que la nouvelle de leur succès leur est parvenue par la voie des médias ou par celle de parents et amis, elles ont réagi favorablement, soit en entreprenant à titre individuel le pèlerinage dans les villages de ces prophètes, soit en invitant de façon collective ces derniers dans leurs villages. Les initiatives sont venues surtout de jeunes cadres salariés ou en quête d’emploi des centres urbains, notamment d’Abidjan ; elles ont ensuite été approuvées et soutenues par des jeunes ruraux. Ces réactions massives ont donné à l’événement sa popularité. Si les prophètes attirent des populations si diversifiées, quelle signification peut-on donner à ces offres et demandes de biens prophétiques ? Quel sens peut-on donner au recours massif à ces prophétismes en pays dida ?
Les prophétismes dida : entre la quête d’une sécurité ontologique et le marché

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Rechercher la ou les signification(s) des prophétismes dida ici et maintenant, revient à les replacer dans la structure et l’évolution de la société dida, voire dans le contexte des nouvelles dynamiques globales actuelles de la société ivoirienne. C’est dire qu’il s’agit d’interpréter la dynamique des prophétismes en pays dida par rapport au contexte sociologique dans lequel apparaissent ces prophétismes.

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En effet, l’expansion des prophétismes en pays dida remonte au début des années 1980 qui marquent la fin des performances économiques de la Côte d’Ivoire. Car à partir des années 1980, la Côte d’Ivoire passe d’un pays prospère (on a même parlé du miracle ivoirien) et stable à un pays miné par de multiples problèmes économiques, sociaux, sanitaires (notamment avec la pandémie du sida, les ravages du paludisme et de l’ulcère de buruli) et politiques. L’ampleur de la crise économique des années 1980, qui a engendré une baisse du pouvoir d’achat, un gel des salaires, une réduction de moitié du prix d’achat aux producteurs des principaux produits agricoles d’exportation (le cacao et le café) et le chômage, a suscité la mise en place des programmes d’ajustement structurel (PAS). Ces PAS risquent d’intensifier les problèmes sociaux de la Côte d’Ivoire, en accélérant les processus de dérégulation étatique et la paupérisation des catégories sociales les moins favorisées. En 1986, la proportion des pauvres en Côte d’Ivoire est passée de 30 à 40% pour l’ensemble du pays et de 19 à 25% pour la zone urbaine en croissance accélérée ; le pourcentage des citadins dans la population totale est passé de 3% en 1940 à 15% en 1958 et à plus de 50% dans les années 1990 (Contamin & Memel-Fotê, 1997 : 171).

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En somme, le contexte macrosociologique dans lequel surgit le phénomène des prophètes en pays dida est un contexte de crise économique où le marché du travail est saturé, mais aussi où les entreprises mettent les travailleurs au chômage et où la fonction publique refuse d’embaucher les nouveaux diplômés. On pourrait donc se demander si les prophétismes en pays dida ne sont pas un recours contre les inquiétudes existentielles créées par la crise socioéconomique. Leur explosion date des années 1980 qui correspondent à la période de la crise, à l’accroissement des problèmes sociaux aggravés par les programmes d’ajustement structurel, et qui touchent les groupes les moins économiquement favorisés. Pour fonder cette interrogation, il convient de regarder le profil social des individus demandeurs des services des prophètes dida.

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On ne peut pas établir une causalité directe entre l’expansion rapide des prophétismes en pays dida et la croissance de la crise économique et sociale de la Côte d’Ivoire, vu l’hétérogénéité sociale de ceux qui ont recours à ces prophétismes. Ils appartiennent à différentes catégories sociales, aisées aussi bien que défavorisées ou très pauvres ; ils sont élèves, étudiants, commerçants, paysans, chômeurs, ménagères, artistes, fonctionnaires de tous les rangs, hauts fonctionnaires de l’État, membres des professions libérales... Si les femmes sont plus nombreuses, viennent ensuite les jeunes, les hommes adultes et enfin les personnes âgées.

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Toutefois, on ne peut pas totalement écarter le contexte macrosociologique pour expliquer le succès des prophétismes dida, si l’on est attentif aux motivations de ceux qui ont recours à leurs services. Dans la constellation des problèmes, un type de demande est plus central, plus universellement présent : le bien-être. Qu’il s’agisse d’un problème de maladie, de la crainte de la sorcellerie, de chômage, de recherche du bonheur, de réussite, de fécondité, d’exorcisme, de protection, la question posée réfère toujours à la quête d’une sécurité existentielle, impliquant recherche du sens de la vie. Cette quête existentielle chez les demandeurs de biens symboliques de salut explique l’errance de certains d’entre eux entre les prophètes Koudou et Zrédji, l’essentiel pour eux étant de trouver une solution à leurs problèmes.

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En fait, ceux qui font le pèlerinage chez les prophètes en pays dida ou qui les invitent chez eux dans leurs villages sont des individus en quête de santé (spirituelle, biologique et psychologique), de mieux-être, d’identité, de promotion sociale et culturelle, etc. Inquiétudes et angoisses existentielles induisent donc le recours aux prophètes-guérisseurs. Elles ne sont certainement pas sans rapport avec le contexte sociologique ivoirien marqué par une crise économique, une économie néolibérale avec ses cortèges de manques sociaux, conduisant chaque individu à chercher à suivre et à sauvegarder ses intérêts propres. Par ailleurs, la préoccupation des Ivoiriens est de se protéger et de protéger son groupe familial contre les ennemis et d’accroître la vie, pour faire face à l’obsession de la sorcellerie. Cette dernière apparaît comme un symptôme de tout ce qui pose question, des difficultés (appauvrissement, chômage, absence d’avenir, de perspective, protection de richesses, maladie, infécondité, etc.) que les individus rencontrent dans la vie quotidienne, et qui exige une solution, disons une action. Les gens utilisent alors ces prophétismes comme ressource pour résoudre des problèmes, aussi bien d’ordre matériel que moral, apparus dans leur existence.

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C’est dans ce contexte global d’une crise économique qui accroît la crainte de la sorcellerie qu’apparaissent les prophétismes dida qui se proposent de résoudre le mal-être des individus et des groupes. On perçoit directement ici une congruence entre les offres et les demandes des biens prophétiques. C’est pourquoi, les villages des prophètes dida ont pu représenter et représentent encore des espaces de salut et de rédemption pour une multitude, pour laquelle faire le pèlerinage à Zikoboué ou à Gbragrélilié implique une délivrance des griffes des sorciers. Un chômage de longue durée, un licenciement, une maladie persistante, que ni médecins ni guérisseurs n’ont pu vaincre, sont interprétés comme l’action malveillante d’un sorcier dont on espère être libéré en allant chez Koudou ou Zrédji. On peut lire les prophétismes contemporains en pays dida comme une réaction à tous les manques sociaux, moraux et spirituels, c’est-à-dire comme des réponses possibles aux attentes de groupes défavorisés et délaissés à la fois par l’État sur le plan économique et les religions traditionnelles (cultes autochtones, christianisme, islam, voire les premiers prophétismes) sur le plan spirituel. Dans cette perspective, leur recours donnerait un sens nouveau à la vie individuelle et collective. Et ce, d’autant plus que les prophètes dida sont considérés par ceux qui les consultent comme les nouveaux opérateurs du salut : salut non pas seulement au sens eschatologique, mais aussi et surtout au sens économique et au sens thérapeutique. Au sens économique et dans le contexte de crise, le salut réside dans la fin des famines, de la récession, du chômage, etc. Au plan thérapeutique, il s’agit de la guérison qui « sauve » de la maladie physique, psychique ou de la maladie sociale.

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Comme on le voit, par leurs contenus et pratiques, mais aussi par l’intentionnalité de leur recours, les prophétismes dida donnent priorité à la question sociale sur la question religieuse. Ceci les oriente irrémédiablement vers des mouvements thérapeutiques. Autrement dit, il s’est opéré ici une transformation radicale de la dimension religieuse qui s’est trouvée subordonnée à une logique thérapeutique. Ce qui en est résulté, c’est également le glissement de la gratuité des services religieux vers leur marchandisation. En un mot, les prophétismes dida s’organisent comme des marchés de biens spirituels du salut, s’inscrivent ainsi dans des contextes de marchés religieux déjà existants et particulièrement denses où rivalisent Églises chrétiennes (catholiques, protestantes, évangélistes, pentecôtistes), islam et ses confréries, Églises africaines indépendantes, cultes traditionnels ou néotraditionnels.

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Le reflet de la logique économique mondiale du marché dans les relations sociales au sein des prophétismes dida peut être perçu, d’une part au niveau du triomphe d’une conception « entrepreneuriale » chez les prophètes qui fait d’eux des opérateurs économiques, et de leurs mouvements des sortes de prestataires de services spirituels à caractère marchand, et d’autre part au niveau de leur statut qui les constitue comme une nouvelle couche sociale de l’économie postcoloniale. En effet, comparativement aux guérisseurs traditionnels qui étaient des guérisseurs-paysans, ce qui justifiait chez eux l’exercice d’activités parallèles de substance (l’agriculture vivrière), les prophètes Koudou Jeannot et Zrédji en pays dida sont devenus aujourd’hui des professionnels de production de biens symboliques de salut. Ainsi voyagent-ils au gré du marché, aidés en cela par des couvertures médiatiques. Car Koudou et Zrédji ne répondent pas à toutes les demandes des villages qui sollicitent leurs services. La condition fondamentale est d’abord que la localité qui les invite s’engage, non seulement à prendre en charge les frais du transport, mais aussi à les nourrir avec leurs troupes d’une quarantaine à une cinquantaine de personnes, pendant deux semaines pour Zrédji, et deux à trois jours pour Koudou. Le prophète Zrédji n’hésite même pas à réclamer la somme de 800 000 Fcfa au moins avant tout déplacement. Des informateurs nous ont fait savoir, dans ce sens, qu’ils n’ont pu accueillir ce prophète dans leurs villages, puisqu’ils n’ont pas réussi à réunir cette somme d’argent. La mobilité de ces prophètes et leurs activités au-delà des frontières de leurs villages signifient donc un profit économique non négligeable.
11 Pour ces éléments, certains patients vont directement voir le prophète Zrédji lui-même pour lui dem (...)

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Plusieurs autres pratiques permettent de constater toute l’activité économique qui gravite directement ou indirectement autour des prophétismes dida. On le voit premièrement par la vente sur place, c’est-à-dire dans les villages thérapeutiques, des éléments symboliques obligatoires pour la consultation (œufs, tabac, noix de cola, bougies, feuille traditionnelle de paix). Sont aussi vendus dans ces villages, mais également dans les villages visités par ces prophètes, des tee-shirts à leur effigie dont le port protégerait contre les sorciers et les malheurs. Deuxièmement, chez Zrédji, chaque nouveau pèlerin, à l’entrée du village, est enregistré, et doit s’acquitter, pourrait-on dire, d’un droit de consultation ou de séjour (200 Fcfa) avant d’être accepté dans le village. Troisièmement, les pèlerins, même si certains d’entre eux sont confiés à des tuteurs ou logent chez des parents ou connaissances, doivent prendre en charge matériellement leur séjour. Or, plusieurs malades restent plus de temps que prévu dans les villages thérapeutiques de Koudou et de Zrédji, en attendant leur tour de consultation, parce que ces prophètes ne consultent que les personnes que leurs génies sont supposés leur indiquer. D’autre part, à l’issue de la consultation, Zrédji déclare souvent que la situation de certains malades est grave. Ces « cas graves », comme on les appelle chez lui, devront, s’ils veulent guérir, dormir dans l’un des cimetières du village pendant quelques jours (3 à 6 jours selon la gravité de leurs maladies et les instructions des génies). Ceux qui ne peuvent pas rester partent pour revenir à la prochaine consultation. Dans tous les cas, il s’agit de dépenses supplémentaires soit pour la prise en charge sur place soit pour le transport. Et pour les besoins en nourritures ou toutes autres choses des pèlerins, un petit commerce s’est développé dans les villages thérapeutiques : boutiques, restaurants, cafés, qui occupent quelques jeunes et constituent pour eux une source de revenus substantiels. Ce petit commerce fournit certains éléments naturels prescrits par le prophète Zrédji11.

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Par ailleurs, parmi les demandeurs des biens et services symboliques offerts par les prophètes, plusieurs d’entre eux qui croient avoir obtenu satisfaction, c’est-à-dire guérison ou promotion sociale, reviennent leur apporter des dons de toutes sortes. Motivées généralement par des raisons psychologiques (crainte de rechute) ou par des raisons morales (esprit de reconnaissance), ces récompenses consistent, pour beaucoup, en sommes d’argent et en biens en nature : vêtements, savons, boissons fortes, nourritures, objets de décoration intérieure, animaux, sacs de ciment, tôles en aluminium, etc. Aussi, chez Zrédji, au cours des séances de consultation, y a-t-il des moments prévus pour des témoignages, comme dans les assemblées pentecôtistes. Il s’agit de rendre témoignage de l’efficacité de la cure du prophète. Et c’est très rare que ces témoignages ne se terminent pas par des dons divers.

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On peut présumer que les activités des prophètes dida sont rentables. Le prophète Zrédji, par exemple, avec les récompenses en argent et en nature (paquets de ciments, tôles) non seulement s’est construit deux nouvelles maisons en dur, mais aussi un établissement d’enseignement secondaire dans la sous-préfecture de Zikisso. L’investissement fait partie de l’esprit de l’entrepreneuriat. Koudou Jeannot après avoir commencé ses activités dans l’ancien village dans une maison de type traditionnel, avait fait aménager, avec les dons reçus des malades, une demeure dans le nouveau village regroupant l’ensemble des villages de la tribu Neko.

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Cependant l’argent fait l’objet d’un interdit et révèle l’ambivalence, voire les contradictions des prophétismes dida qui sont rentables tout en prétendant venir à la rencontre de l’individu demandeur au cœur de sa détresse et se définir comme des réponses culturelles ou spirituelles locales pour des gens tiraillés par des angoisses et inquiétudes existentielles de toutes sortes. Non seulement les prophètes Koudou Jeannot et Zrédji interdisent aux malades d’avoir de l’argent sur eux au cours de leurs activités, mais encore ils déclarent ne pas exiger de rémunération, au sens de l’économie politique, pour le travail accompli, au motif que la guérison qu’ils promettent et qui sauve des vies humaines provient de la transcendance, et que cette dernière l’ordonne ainsi. Toutefois, ils disent ne pas refuser les dons que les malades voudraient bien leur faire.

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Pourquoi donc les prophètes dida dénient-ils à leurs pratiques le statut de marchandise, malgré les flux économiques importants au sein de leurs mouvements ? Cela signifie-t-il qu’ils accordent une faible importance à la valeur qualitative des dons qu’ils reçoivent ? Nous y voyons, au contraire, une stratégie de marketing voilée, lorsque ces prophètes proclament qu’ils ne fixent pas d’honoraire pour les actes commis. Ils ont conscience, d’une part, que les rapports marchands aliènent les biens spirituels ou religieux, et d’autre part que, partout, hier comme aujourd’hui, toute relation entre spiritualité et argent est mise en question, du fait que dans l’esprit des gens les échanges marchands sont contraires au spirituel. On sait que Koudou enseigne que l’argent c’est la mort et que le principe de la gratuité doit être la norme en matière de services religieux ou thérapeutiques. Ayant reçu gratuitement de la transcendance leur pouvoir, selon Koudou, les serviteurs de Dieu-ciel devraient le donner également gratuitement. C’est pourquoi, lui et Zrédji ne cessent de discréditer les autres guérisseurs ou mouvements religieux en les qualifiant de faux guérisseurs ou de faux prophètes du fait qu’ils extorquent de l’argent à leurs malades ou fidèles. Ils savent que recevoir de l’argent pour un pouvoir qu’ils disent avoir reçu gratuitement serait mal compris.

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Sachant donc que la marchandisation des biens spirituels heurte généralement les gens et les pousse à fuir les Églises et les groupes religieux où l’argent régit les rapports sociaux, les prophètes dida préfèrent dire que leurs services sont gratuits. Non seulement par cette attitude, ils cherchent à légitimer leurs activités, à leur donner un caractère sacré et inaliénable, mais aussi à amener leurs malades à croire que ce qu’ils leur offriront n’est pas une rémunération directe des services qu’ils leur auront fournis, mais un simple don libre et volontaire ; « Seul le don volontaire, que l’individu dote lui-même d’une signification spirituelle, revêt, dans la sphère religieuse, une pleine et entière légitimité » (Hervieu-Léger, 2001 : 120).

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Il semble que les prophètes dida, en substituant à la rémunération comme obligation ou exigence de dette dans l’économie de marché, les dons perçus comme récompenses faites gracieusement à quelqu’un qui vous a « sauvé », ont réussi à attirer vers eux une clientèle nombreuse. Ils utilisent le don dans une stratégie de marketing pour renforcer l’attraction dont ils sont l’objet. La récompense ou le don ne connaissent ni date, ni montant, ni nature prédéterminés. Ils sont généralement fonction de la guérison (ou du mal), fonction de la générosité et des ressources du patient et de sa famille. Les malades qui ont obtenu satisfaction sont donc venus librement offrir aux prophètes plusieurs cadeaux aussi bien en na­ture qu’en argent. Ces malades ne se sentent pas impliqués dans des rapports marchands avec leurs « sauveurs », ni ces derniers qui disent n’avoir rien demandé ni rien imposé.

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En guise de conclusion, les prophétismes dida doivent être analysés comme des entreprises individuelles qui touchent les destins individuels et collectifs et engagent des modifications profondes dans la vie des personnes qui y ont recours. On le voit par les flux que drainent ces mouvements : malades de toutes conditions sociales, des deux sexes, de tous âges, de tous les groupes ethniques, de toutes les religions. Ils permettent de comprendre les questions fondamentales (questions d’identité, de mieux-être social, de santé, de paix individuelle et sociale, etc.) qui se posent aux individus et aux sociétés ivoiriennes contemporaines, ainsi que la manière dont ceux-ci appréhendent ces problèmes auxquels ils sont confrontés dans la quotidienneté et les stratégies qu’ils mettent en œuvre pour y répondre eux-mêmes. Créations culturelles de type religieux, les prophétismes dida viennent à la rencontre des personnes, par leur recentrement sur le monde, c’est-à-dire l’épanouissement individuel et collectif ici et maintenant, par leur mystique d’ici-bas. On peut donc soutenir que les aspirations ou besoins des consultants des prophétismes dida, leur désarroi devant des pulsions douloureuses (angoisse de destruction) et désirs substantiels (guérison, bonheur, réussite), engendrés par les manques sociaux de la société ivoirienne moderne, produisent ces prophétismes. Ces consultants en se confiant aux prophètes dida, en faisant le pèlerinage dans leurs villages ou en les invitant dans leur localité, constituent une clientèle. Une clientèle, non seulement abondante, mais aussi et surtout, toujours prête à payer les biens symboliques qu’ils espèrent et que prétendent leur fournir ces nouveaux prophètes qui, en véritables entrepreneurs, élargissent continuellement leur cercle de compétence. Et si, par leur extension géographique et par la mobilité de leurs prophètes, ces mouvements contemporains du pays dida dépassent le cadre restreint lignager, ethnique ou territorial des religions traditionnelles, c’est parce qu’ils restent dominés par la logique mondiale du marché qui s’impose de plus en plus aux sociétés.

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Les retombées positives, en termes de réussite sociale, matérielle, de pouvoir, de prestige, de renommée sur leurs fondateurs, les prophétismes en pays dida sont associés dans l’opinion à la richesse et à la réussite sociale, sont considérés comme de nouveaux itinéraires de l’accumulation des richesses. Ainsi verra-t-on surgir, après les prophètes Koudou et Zrédji, plusieurs autres prophètes (généralement des descolarisés) dont la plupart sont ou ont été des disciples de ceux-là. Car, pense-t-on, en créant son propre mouvement prophétique, on peut faire fortune, comme Zrédji, un ancien instituteur d’école privée ou comme Koudou, un simple planteur-guérisseur anonyme. D’imitation en imitation, le mouvement prophétique en pays dida, dont les leaders rivalisent de puissance, va donc s’amplifier pour s’étendre sur l’ensemble du territoire dida.


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Notes

1 Nous parlons de réintérêt de la religion, parce que l’on sait que la religion, entre autres, a été le domaine de recherche privilégié de l’anthropologie classique.

2 Natif de la région dida, celle-ci nous est familière et assez bien connue. Cependant, c’est à partir de 1987 que nous avons commencé à observer, de façon systématique, les prophétismes dans cette partie de la Côte d’Ivoire. Dans un premier temps dans le cadre de notre mémoire de maîtrise (1987), et dans un deuxième temps, pour la thèse de doctorat de 3e cycle (1990-1995). Et, depuis lors, comme on dit en anthropologie, le pays dida est devenu notre terrain empirique d’étude. Aussi, notre expérience personnelle des prophètes en pays dida, ainsi que des résultats d’enquêtes ponctuelles (2002) de type qualitatif (mais aussi des observations) auprès des prophètes Koudou Jeannot et Zrédji et auprès de quelques-uns de leurs fidèles (10 dont 5 respectivement chez chaque prophète) nous servirons à alimenter nos propos ici. Deux raisons essentielles justifient le choix de ces deux prophètes : d’une part, parce qu’ils sont les tout premiers prophètes du pays dida des années 1980 ; et d’autre part, parce que la plupart des autres prophètes, s’ils n’ont été des disciples ou assistants de l’un ou l’autre de ces deux prophètes, sont très largement influencés par eux. Ainsi reproduisent-ils généralement (peut-être pas de façon identique) les activités de ces deux prophètes.

3 Le département de Divo couvre trois sous-préfectures (Divo, Hiré et Guitry), celui de Lakota compte également trois sous-préfectures (Lakota, Zikisso et Niambézaria).

4 « Entre 1932 et 1963, en pays avikam et dida, il y a eu Botto Adaï auquel a succédé, en plus terne, le Dida Paul Bédi. De 1942 à 1951, dans les régions de Grand-Lahou, de Divo, de Lakota et de Gagnoa s’est manifestée Marie Lalou, puis, à la mort de celle-ci, Blé Nani » (Memel-Fotê, 1967 : 602). « A Gagoué village dida du canton Tigrou (sous-préfecture de Lakota) est née Marie Lalou, fondatrice du culte deïma » (Ferrari, op. cit. : 35).

5 A sa sortie de prison, Koudou Jeannot est autorisé à reprendre ses activités, à la seule condition qu’il ne sorte pas de son village, sauf avec l’autorisation des autorités du ministère de l’Intérieur.

6 Zrédji, nom par lequel se fait appeler Loba Grodji Claude, est celui de son culte, comme Gbahié est celui de Koudou Jeannot.

7 Koudou Jeannot et Zrédji sont aidés dans la cueillette des plantes qui doivent servir à la thérapie et dans la préparation des médicaments par des assistants qui sont soit leurs épouses, soit des malades guéris, soit encore des parents.

8 Outre les séances de consultation hebdomadaires dans son village, Zrédji se distingue par une autre activité appelée « le bois sacré » que beaucoup d’autres prophètes venus après lui adopteront. Le bois sacré est une retraite de 15 jours au lieu sacré du village. Il existe chez Zrédji trois moments ou bois sacrés : le bois sacré qui a lieu pendant les vacances de Pâques, réservé aux élèves et étudiants pour leurs examens de fin d’année ; le bois sacré du mois d’août pour rendre grâce aux génies et aux ancêtres, notamment les élèves et étudiants qui les honorent pour leur aide durant  l’année scolaire et universitaire écoulée ; et enfin le bois sacré de décembre pour conjurer les mauvais sorts et entrer dans la nouvelle année en bonne santé.

9 Sur une ordonnance, prescrite le 26 07 1992, d’une patiente d’origine brésilienne, on peut textuellement lire : « Coq africain, l’eau du fleuve Nawa (c’est le nom local du fleuve Sassandra dans la région de Soubré au sud-ouest du pays), gourmette en argent+parfum, 2 œufs d’une perdrix, 3 œufs de tortue, rhum, poils de @#!*% , 1 mouton, jeter 6 œufs africains dans la lagune. RDV : le 26 08 92 ».

10 A ses début Loba Grodji Claude se faisait appeler Dr Zrédji, actuellement ses patients l’appellent professeur Zrédji, comme pour montrer qu’il a acquis beaucoup de renommée.

11 Pour ces éléments, certains patients vont directement voir le prophète Zrédji lui-même pour lui demander de les aider à les obtenir. Soit le prophète leur prend de l’argent en leur promettant de les leur trouver, soit il les confie à ses assistants à cet effet. Une dame à qui il a prescrit, entre autres, trois œufs de tortue et qui a sollicité son aide, nous a confié que le prophète lui a demandé 3 000 Fcfa par œuf, soit 9 000 Fcfa pour les trois œufs. Mais ce qui est le plus frappant, c’est que cette dame comme bien d’autres ne verra jamais ces œufs de tortue. On lui dira qu’ils sont destinés à des fins rituelles.
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Pour citer cet article
Référence électronique

Dakouri M. Gadou, « Les prophétismes en pays Dida et la logique du marché (Côte d’Ivoire) », Journal des anthropologues [En ligne], 98-99 | 2004, mis en ligne le 22 février 2009, consulté le 16 août 2011. URL : http://jda.revues.org/1700
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Auteur
Dakouri M. Gadou

Institut d’ethnosociologie
Université de Cocody (Abidjan)
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KHADHORMEDIA 16.08.2011 0 8842
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