Article publié le : mardi 18 janvier 2011 - Dernière modification le : vendredi 21 janvier 2011
La crise qui secoue la Côte d’Ivoire depuis le 2 décembre dernier suscite un intense débat chez les intellectuels en Afrique, comme en France. Le rôle de la « communauté internationale » et de la France, l’utilisation ou non de la force, sont au cœur des discussions. Avec une inquiétude commune : la peur d’une déflagration dans ce pays d’Afrique de l’Ouest.
Quelle que soit leur opinion, rarement crise africaine aura autant et aussi rapidement fait réagir les intellectuels. On avait peu entendu les Africains au lendemain du cataclysme que fut le génocide rwandais de 1994. Au point qu’un groupe d’écrivains, menés par le dramaturge tchadien Nocky Djedanoum avait, dix ans plus tard, dû entamer un salutaire travail de mémoire pour sensibiliser les Africains à ce crime de masse. Cette fois, même si les situations sont, à bien des égards, différentes, les intellectuels se mobilisent.
Quelques jours après la proclamation par le Conseil constitutionnel ivoirien de la victoire de Laurent Gbagbo, Wole Soyinka a été l’un des premiers à s’exprimer. Le prix Nobel de littérature nigérian a appelé le chef de l’Etat sortant à saisir la seule solution « honorable » à ses yeux, celle qui consisterait à quitter le pouvoir. Un appui symboliquement important pour Alassane Ouattara, président reconnu par la communauté internationale, de la part d’une personnalité engagée depuis des décennies pour le combat démocratique.
Mais alors que s’est renforcée la pression extérieure, doublée d’une menace d’intervention militaire pour obliger Laurent Gbagbo à céder son siège, les critiques se sont multipliées contre l’attitude de la communauté internationale. Dans une lettre ouverte publiée dans l’hebdomadaire Jeune Afrique, l’écrivaine camerounaise Calixthe Beyala, a ainsi pris la défense du président sortant. « Je ne crois pas que M. Alassane Ouattara soit le président élu de la Côte d’Ivoire car, pour cela, il eut fallu que sa victoire fut reconnue par le Conseil constitutionnel de son pays, écrit-elle. On se souvient du cas des Etats-Unis où s’opposaient Al Gore et George W. Bush. La cour trancha en faveur de ce dernier alors qu’il bénéficiait de moins de voix que son adversaire. Il me semble n’avoir pas entendu des cris d’orfraie des démocrates du monde entier. »
Notre dossier spécial : Crise en Côte d'Ivoire
Avec une trentaine d’autres personnalités, Calixthe Beyala a signé un « Appel d’intellectuels contre une intervention militaire en Côte d’Ivoire ». Sans prendre position pour l’un ou l’autre des présidents, le texte, paru dans le quotidien communiste français l’Humanité, se prononce contre l’usage de la force, prônée par le camp Ouattara et la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest, et, à mots couverts, contre tout néo-colonialisme.
« Une telle intervention se traduirait par une résistance civile et des actions sanglantes devant une armée d’occupation ; puis certainement des massacres urbains entre Ivoiriens et étrangers, qui gagneraient l’ensemble du territoire dans les combats fratricides : l’horreur du Rwanda devrait-elle recommencer sous nos yeux par l’irresponsabilité illimitée des marchands de canon et des impérialismes d’un autre âge? », s’interrogent les signataires.
Parmi eux, le professeur de droit Albert Bourgi et l’ancien « Monsieur Afrique » du Parti socialiste, Guy Labertit, tous deux des proches de Laurent Gbagbo, des sociologues, le Suisse Jean Ziegler et le Sénégalais Malick Ndiaye, ou encore le politologue français Michel Galy, l’opposant centrafricain Martin Ziguélé et le cinéaste camerounais Jean-Marie Teno.
Sur le même ton, l’ancien secrétaire général d’Amnesty International, Pierre Sané, également signataire de cet appel, dénonce « l’empressement » de l’ONU à reconnaître la victoire d’Alassane Ouattara, comme les pressions internationales. « Même si, in fine, Alassane Ouattara venait à exercer le pouvoir, il le ferait contre la moitié du pays et sur un pays dévasté », affirme-t-il dans une lettre ouverte.
Prenant la plume dans le journal le Monde, début janvier, le célèbre écrivain guinéen Tierno Monemembo, prix Renaudot 2008, va plus loin en accusant les Nations unies de recoloniser l’Afrique. « L’ONU n’a pas à décider qui est élu et qui ne l’est pas à la tête d’un pays (…). Le faisant, elle outrepasse ses droits, ce qui lui arrive de plus en plus. Au point que derrière le langage feutré des diplomates, on distingue des bruits de bottes coloniales », écrit-il.
De nombreux intellectuels soutiennent aussi Ouattara
Des intellectuels, dont Calixthe Beyala, s’en prennent aussi à ce qu’ils considèrent comme une résurgence de la « Françafrique », Paris étant, d’après eux, au cœur d’un complot pour faire tomber Laurent Gbagbo. Un argument qui fait bondir Venance Konan, journaliste et écrivain ivoirien, très critique contre Laurent Gbagbo. « Chère Françafrique! Que serions-nous devenus, nous, intellectuels africains et panafricanistes, si tu n’avais pas existé pour nous dédouaner de toute responsabilité dans nos malheurs, s’insurge-t-il. Il n’y a pas de France ou de Françafrique dans cette affaire ».
Venance Konan, qui vit en Côte d’Ivoire, fustige, en outre, les prises de position « à distance » de ses congénères : « C’est vrai que Paris est loin et qu’ils n’entendent pas les crépitements des mitraillettes, les cris des personnes que l’on enlève, que l’on torture, les bruits des casseroles sur lesquelles les femmes tapent dans tous les quartiers où l’on ne dort plus, pour signaler l’arrivée des tueurs, dérisoires défenses contre le silence des intellectuels africains et panafricanistes de Paris ».
Cela dit, Alassane Ouattara a, lui aussi, des soutiens nombreux parmi les intellectuels. Plusieurs centaines d’entre eux ont signé une pétition qui circule largement sur Internet. « Des intellectuels relevant des nations africaines et ceux pour lesquels l’Afrique reste un engagement de vie souhaitent contribuer à conjurer l’imminence d’une confrontation », soulignent-ils eux aussi.
Mais leur position est claire : l’arrêt du Conseil constitutionnel qui a annulé le vote dans 7 départements favorables à Alassane Ouattara et proclame Laurent Gbagbo président de la République « n’est pas fondé en droit » et il « compromet l’unité nationale dans la mesure où il prive les habitants de leur droit de vote et donc de leur qualité de citoyen ». Les signataires ajoutent que le représentant des Nations unies en Côte d’Ivoire, Young-Jin Choi, certificateur des élections, a « démontré que, même après l’annulation des votes dans les (…) départements mis à l’index, M. Alassane Ouattara reste vainqueur des élections présidentielles ». Ils défendent donc le rôle de l’ONU et de la communauté internationale et appellent Laurent Gbagbo à quitter le pouvoir.
« Combien de morts faut-il à une élection présidentielle pour qu’enfin le vainqueur [Alassane Ouattara, ndlr] puisse se mettre au travail et redonner confiance aux populations et espoir à la jeunesse ? », terminent-ils.
Parmi les signataires, on trouve le philosophe béninois Paul Hountoundji, le Français André Gichaoua, universitaire spécialiste du Rwanda, le politologue sénégalais Mamadou Diouf, l’anthropologue français Jean-Pierre Dozon, le journaliste ivoirien Abdoulaye Sangaré, l’historien sénégalais Ibrahima Thioub, le Sénégalais Alioune Tine, président de la Raddho (Rencontre africaine pour la défense des droits de l’homme), ou encore l’ancienne ministre de la Culture sénégalaise Penda Mbow et l’écrivaine ivoirienne Tanella Boni…
Divisés, les intellectuels africains et africanistes le sont donc incontestablement, entre ceux pour qui les Etats-Unis, l’Union européenne et les institutions régionales africaines sont, pour une fois, d’accord pour défendre la démocratie, et les pourfendeurs d’une forme de néocolonialisme et de fraude organisée, dont seraient complices des pays et institutions régionales africaines. Quoi qu’il en soit, on ne pourra pas reprocher aux intellectuels de s’être tus sur cette nouvelle crise en Côte d’Ivoire.
Sur RFI