LE MONDE | 27.03.2012 à 11h46 • Mis à jour le 27.03.2012 à 15h19
Par Gérard Davet et Fabrice Lhomme
A quelques semaines seulement du terme de son mandat, Nicolas Sarkozy est, pour la première fois, directement visé par un juge d'instruction. Le juge Jean-Michel Gentil, qui instruit au tribunal de grande instance de Bordeaux les principaux volets de l'affaire Bettencourt, semble bien déterminé à enquêter sur le président de la République - protégé par l'immunité pénale que lui confère la Constitution durant son mandat.
Le juge soupçonne désormais ouvertement le président d'avoir fait financer illégalement sa campagne présidentielle victorieuse de 2007. De nombreux documents judiciaires, dont Le Monde a eu connaissance, en attestent.
Le juge Gentil dispose ainsi du témoignage, recueilli le 26 janvier, de l'artiste François-Marie Banier, mis en examen pour "abus de faiblesse, abus de confiance et escroquerie aggravés et blanchiment", et interrogé sur le contenu de son journal intime.
L'écrivain-photographe, très proche de Liliane Bettencourt, avait notamment inscrit des propos de la vieille dame, héritière de L'Oréal, sur ses carnets, à la mi-avril 2007: "De Maistre m'a dit que Sarkozy avait encore demandé de l'argent. J'ai dit oui." Invité par le juge à s'expliquer, M. Banier, manifestement embarrassé, a tenté d'éluder.
"DES GENS DE TOUS BORDS QUI VIENNENT DEMANDER DE L'ARGENT"
"Je suis écrivain et je trouve intéressant de montrer les rapports d'une femme face à son trouble vis-à-vis des gens en qui elle doit avoir confiance", a-t-il commencé. "Pour cette demande d'argent, a-t-il poursuivi, ambigu, c'était une demande officielle car il y a toujours des demandes officielles pendant les campagnes. Il y a une somme officielle que l'on peut donner et il y a toujours des gens de tous bords qui viennent demander de l'argent à Liliane Bettencourt."
Ces explications ne semblent pas avoir convaincu le magistrat. "Dans vos annotations, il semble que la demande d'argent a été formulée mais que la remise n'a pas été effectuée. Est-ce exact?", a questionné le magistrat. "Oui. D'ailleurs elle n'a pas encore donné cet argent et on ne sait pas si elle le donnera", a indiqué l'écrivain. "Dans la conversation, a-t-elle bien mentionné le nom de Sarkozy?", a insisté le juge. "Je ne suis pas sûr qu'elle ait mentionné le nom de Sarkozy mais c'était quelqu'un d'important", a répondu M. Banier.
Une réponse qui n'a manifestement pas satisfait le juge Gentil: "Nous faisons remarquer que nous sommes à la mi-avril 2007 et qu'à cette époque, il n'y a qu'une seule campagne électorale, celle de la présidentielle de 2007; qu'à la mi-avril il s'agit de l'entre-deux tours de la présidentielle et qu'il n'y a donc plus que deux candidats en lice à ce moment-là, c'est-à-dire au moment où il inscrit cette conversation. En conséquence, si une personnalité s'est présentée pour demander de l'argent à Liliane Bettencourt, ce ne peut être que l'une des deux personnalités concernées par le second tour de l'élection présidentielle, dont M. Nicolas Sarkozy."
Et le juge de faire part de sa conviction: "Dans votre souvenir, une dernière fois, Liliane Bettencourt a-t-elle évoqué Nicolas Sarkozy - ce qui semble logique - ou l'autre candidat?" "Ce n'est pas ce qui m'intéresse", a coupé M. Banier.
DES VISITES DE NICOLAS SARKOZY AU DOMICILE DES BETTENCOURT DURANT LA CAMPAGNE DE 2007
Par ailleurs, ces derniers mois, le juge a recueilli plusieurs témoignages de personnes situées dans l'entourage proche de Liliane et André Bettencourt - mort en novembre 2007 - qui ont certifié que M. Sarkozy se serait rendu au domicile du couple, à Neuilly-sur-Seine, lors de la campagne présidentielle de 2007.
Selon l'un de ces témoins, Dominique Gautier, chauffeur des Bettencourt de 1994 à 2004, qui a gardé des liens avec les employés de la milliardaire, le futur chef de l'Etat serait venu lui-même réclamer de l'argent pour sa campagne. Une démarche qui lui aurait été rapportée par l'ex-gouvernante du couple, Nicole Berger, décédée depuis.
Interrogé par le juge le 8 mars, M.Gautier a déclaré: "Mme Berger m'a dit que M. Sarkozy était venu pour un rendez-vous voir Monsieur et Madame très rapidement, que c'était pour demander des sous." Couchés sur procès-verbal, ces propos accusateurs font écho à ceux que M. Gautier avait tenus au site Mediapart, dès novembre 2010: "Lors d'une conversation téléphonique, avait-il dit à propos de Mme Berger, elle m'a dit que M. Sarkozy était venu chercher de l'argent chez M. et Mme Bettencourt. C'était juste en pleine campagne électorale."
UN SYSTÈME DE SORTIE DE FONDS EN ESPÈCES ORGANISÉ PAR PATRICE DE MAISTRE
Le juge paraît accorder d'autant plus de crédit à ces témoignages et aux écrits de M. Banier - plus qu'à ses déclarations - qu'ils sont confortés par les découvertes effectuées en Suisse, dévoilées par Le Journal du Dimanche du 25 mars.
Le magistrat, en s'intéressant à un compte suisse de Mme Bettencourt, a mis au jour un système de sortie de fonds en espèces organisé par Patrice de Maistre, l'ex-gestionnaire de fortune de Liliane Bettencourt, dont une partie pourrait avoir alimenté les caisses du candidat Sarkozy il y a cinq ans.
Via un mécanisme de compensation passant par des établissements financiers français et suisses, M. de Maistre - mis en examen pour abus de faiblesse et abus de biens sociaux et placé en détention provisoire le 23 mars - aurait récupéré en toute discrétion un total de 4 millions d'euros entre 2007 et 2009.
Sept retraits auraient été effectués par un intermédiaire mandaté par M. de Maistre. Les fonds étaient remis au gestionnaire de fortune dans les locaux parisiens de la société Clymène, entité chargée de valoriser les actifs de MmeBettencourt.
Dans une ordonnance du 22 mars citée par le JDD, M. Gentil souligne le caractère éminemment suspect des deux retraits d'espèces de 400000 euros chacun effectués par l'intermédiaire du gestionnaire de fortune en 2007. Le premier est intervenu le 5 février 2007, soit "deux jours avant" un rendez-vous entre M. de Maistre et Eric Woerth, alors trésorier de la campagne de M. Sarkozy, souligne le juge.
UN SECOND RETRAIT DATÉ DU 26 AVRIL 2007, QUATRE JOURS APRÈS LE PREMIER TOUR DE LA PRÉSIDENTIELLE
Le magistrat précise que le second retrait date du 26 avril 2007 (quatre jours après le premier tour de la présidentielle), soit le jour même où M. Banier reporta dans son carnet la fameuse phrase prêtée à MmeBettencourt, sur les demandes insistantes de M.Sarkozy... Dans son ordonnance, le juge Gentil conclut: "Il convient de noter que des témoins attestent d'une visite du ministre de l'intérieur, Nicolas Sarkozy, au domicile des Bettencourt pendant la campagne électorale de 2007, que des investigations sont donc nécessaires s'agissant de ces premières remises de 2007."
Ces nouveaux développements, extrêmement embarrassants pour le chef de l'Etat, donnent de plus en plus de crédit aux révélations de l'ancienne comptable des Bettencourt, Claire Thibout. Cette dernière affirmait dès le mois de juillet 2010 que M. de Maistre lui avait réclamé au début de l'année 2007 de sortir 150000 euros en liquide, somme qu'il devait remettre à M. Woerth afin de contribuer illégalement au financement de la campagne de M. Sarkozy.
Gérard Davet et Fabrice Lhomme
Depuis son dépaysement au tribunal de Bordeaux, en novembre2010, l'affaire Bettencourt a été scindée en une dizaine de procédures, toutes supervisées par le juge Jean-Michel Gentil. Trois informations judiciaires concentrent toutefois les aspects les plus sensibles du dossier.
Une procédure, ouverte suite aux révélations de l'ex-comptable des Bettencourt, Claire Thibout, pointe les délits de "trafic d'influence actif commis par un particulier, trafic d'influence passif commis par une personne investie d'un mandat électif public, financement illicite de parti politique ou de campagne électorale". Elle a débouché sur la mise en examen d'Eric Woerth, au mois de février.
Une autre instruction vise des faits d'"abus de confiance, abus de biens sociaux, escroqueries, blanchiment et abus de faiblesse". Autant de délits qui auraient été commis au préjudice de Liliane Bettencourt. Sont notamment poursuivis dans ce volet l'artiste François-Marie Banier, son compagnon Martin d'Orgeval, et l'ex-gestionnaire de fortune de Mme Bettencourt, Patrice de Maistre.
Une autre enquête, ouverte pour "atteinte à l'intimité de la vie privée", porte sur les conditions dans lesquelles ont été recueillis puis diffusés les enregistrements clandestins de conversations entre Liliane Bettencourt et son entourage. Les journalistes de Mediapart et du Point, à l'origine de leur publication en juin2010 - dont notre collaborateur Fabrice Lhomme - sont convoqués à Bordeaux dans les jours qui viennent aux fins de mise en examen.