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Pourquoi il ne faut pas demander l’asile politique en France en 2013

J’ai travaillé 2 ans en tant qu’officier de protection. J’avais 25 ans et je décidais du destin des demandeurs d’asile de pays où je n’avais jamais mis les pieds : Sri Lanka, Tibet, Chine, Mongolie, Pakistan, Inde, Arménie, Azerbaïdjan, Géorgie, Afghanistan…

La maigre documentation mise à disposition par l'Office ne me suffisait pas pour me rendre compte de toute la complexité, de la magie, du ciel tourmenté de chaque pays. Comment imaginer ces contrées exotiques lointaines devant son écran d’ordinateur affichant honteusement une page de recherche "google" ? L’Office ne s’en souciait guère. On avait tous un diplôme universitaire, écrit une thèse sur tel ou tel pays, effectué des stages à l’étranger, parfois même un conjoint étranger. Voilà sur quoi était fondée notre légitimité. Nous étions de jeunes diplômés et nous devions être des « officiers », de bons petits soldats…

J’avais face à moi des demandeurs d’asile, des hommes et des femmes qui avaient traversé la vie et vécu l’exil de leur pays pour des raisons politiques ou économiques. L’Office voulait que je les trie. Ceux qui venaient en France pour le premier motif pouvaient prétendre au statut de réfugié (carte de séjour de 10 ans) ou à la protection subsidiaire (carte de séjour d’1 an renouvelable). Ceux qui étaient des migrants économiques devaient être déboutés. Je devais, après sélection de leur dossier écrit, les interroger au cours d’un entretien confidentiel.

Je ne disposais que de 2 heures pour découvrir la « vérité ». Tel un médecin face à son patient, il fallait diagnostiquer la maladie : imaginaire ou réelle ? Motif du départ du pays : politique ou économique ? La scène pouvait paraître ridicule : une jeune fille, qui n’avait pour CV que son diplôme fraichement décroché, tapant sur son clavier les réponses d’un homme âgé au sourire usé. Feriez-vous confiance à une étudiante de première année de médecine pour vous dépister un cancer ? Le tic-tac de l’horloge indiquait le compte à rebours : il vous reste 50 minutes pour me prouver que vous êtes malade et que je peux vous sauver.

Selon leur niveau de français, les interprètes traduisaient plus ou moins fidèlement mes questions. J’étais tiraillée de mille doutes. Comment instaurer un dialogue de confiance par l’intermédiaire d’un tiers ? Comment juger de la spontanéité des réponses avec une traduction non simultanée ? Plus pragmatiquement, comment une question aussi courte en français pouvait être aussi longue en tamoul ? Ma perplexité n’avait cessé de grandir depuis  le jour où j’avais surpris l’interprète tibétaine en flagrant délit. Elle soufflait aux demandeurs d'asile interrogés les bonnes réponses lorsqu’elle traduisait. Comment lui en vouloir, quand pour vérifier la nationalité des Tibétains, l’Office me demandait de leur faire dire en chinois quelques mots comme « école » ou « livret de famille » ?

Lorsque je remontais dans mon bureau, je travaillais sur le document informatique. J’étais seule face à mon écran d'ordinateur. Personne n’avait relu ou signé de procès-verbal. Le demandeur d’asile avait effectué une déposition de son récit, sans avoir vérifié son contenu.

Je devais donc proposer une décision positive ou négative, qui changerait définitivement le destin du demandeur d’asile. L’Office ne me donnait pas le temps de la réflexion ou de la concertation avec mes collègues. On m’avait engagée en CDD pour « faire du chiffre ». Cette fois-ci, le tic-tac de l’horloge s’appliquait à moi en m’indiquant le compte à rebours : il me restait 60 minutes pour décider du sort du demandeur d’asile. Mes collègues m’assuraient qu’avec l’expérience, j’acquerrais un don indispensable à notre métier : l’intime conviction. Ce sentiment indescriptible ressenti lorsqu’un demandeur d’asile ment.

Ce compte à rebours était devenu une obsession. Il fallait toujours faire plus de chiffre. L'instruction d'une demande d'asile, d'une moyenne de 18 mois, était trop longue. L’Office ne prenait plus le temps de convoquer les demandeurs d’asile pour les entendre. On les déboutait sans entretien. Le tri était devenu rude. Etrangement, l’Office s’en remettait totalement à mon jugement éclairé pour les rejets. Je n’ai jamais été convoquée pour discuter du cas d’un patient que j’avais étiqueté « malade imaginaire». Jamais.

Les demandeurs d'asile n'avaient plus le droit à l'erreur lorsqu'ils remplissaient leur livret administratif. Si leur récit écrit était constitué de quelques brides décousues, je devais rejeter leur dossier pour "propos sommaires et peu détaillés". Si leur récit relatait une énième rixe entre opposants politiques, je devais les débouter pour "propos stéréotypés et impersonnels". Je devenais une machine à rejet et je parcourais inlassablement le dictionnaire des synonymes à la recherche de termes négatifs pour motiver le refus : insuffisamment explicite, incohérent, arguments sans grande conviction... J'oubliais que ces mots arriveraient par courrier à une personne qui les lirait les larmes aux yeux.

Selon les pays, l’octroi du statut de réfugié était plus ou moins accessible. Les Tibétains ? Niveau de difficulté 1/10. Ils articulaient quelques mots en chinois et plaçaient des noms de ville sur la carte : réfugié politique. Une personne âgée tamoule de sexe féminin ? Niveau de difficulté : 2/10. Entre collègues, on appelait cela "une vieille isolée en cas de retour au pays." Des jeunes Tamouls ? Niveau de difficulté : 5/10. Le contexte de conflit ethnique était délicat. L'Office avançait prudemment. Les Arméniens ? Niveau de difficulté : 10/10. L'Office avait récemment classé l'Arménie en tant que pays sûr. Les Bangladais ? Niveau  de difficulté 100/10. Les accords devaient être approuvés par le chef et par le grand chef. Les demandeurs d'asile n'étaient pas égaux entre eux. Leur parole ne se valait pas.

L'Office était reconnaissant envers ses bons petits soldats. Ceux qui atteignaient leur chiffre étaient gratifiés d’une prime ou d’un nouveau CDD. Les nouveaux arrivés en tremblaient. C'est à ce moment que j'ai postulé pour être mutée à l'antenne de Basse Terre, en Guadeloupe. Je changeais de continent, loin du grand froid de Val de Fontenay, pleine d'espoir.

Les demandeurs d'asile haïtiens m'ont tourmenté l'esprit. Le terrible tremblement de terre avait eu lieu quelques mois plus tôt. Dans les cases correspondant à leur état civil, des écritures enfantines traçaient le mot "décédé" derrière : père, mère, fratrie, conjoint, enfants. Le mot "décédé" était répété autant de fois qu'il y avait eu de proches morts. Ils me déclaraient qu'ils ne voulaient pas repartir en "Haïti chérie", car ils y étaient devenus orphelins. La mer turquoise brillait dans le reflet de la fenêtre et j'avais froid.

Ils invoquaient le tremblement de terre et je leur répondais que leur demande d'asile ne correspondait pas au champ de la Convention de Genève. Ils ne mentaient pas. Ils n'essayaient pas d'échapper à mes questions. Ils n'avaient appris aucun texte par cœur. Ils étaient désespérément honnêtes, comme s'ils s'attendaient humblement à être récompensés par le Ciel. Or, en disant la vérité, leur dossier serait vite rejeté, ils auraient peu de chance en cas d’appel devant la Cour Nationale du Droit d'Asile et leur carte de séjour provisoire ne serait pas renouvelée. Ils deviendraient alors expulsables. Comprenaient-ils cela ?

Je me rendis compte que je voulais qu'ils me racontent des histoires, entrant correctement dans des critères juridiques. Moi qui, quelques mois auparavant, suppliais les Bangladais de m'épargner leurs récits politiques achetés à la hâte dans une ruelle de Paris. J'avais la vérité, la mort de leurs proches, le traumatisme lié à ces lieux où chaque pierre leur rappelait le visage d'un être aimé. Et pourtant, ils continuaient d'appeler leur pays "Haïti chérie".

Puis, mon esprit a plié sous le poids des visages des fantômes. L'Office ne m'avait pas préparée à cela. Rien n’avait été prévu pour les cauchemars des bons petits soldats. Haïti était une terre ensorcelée qui me fascinait jusque dans mes nuits. Je revoyais ce père caresser pudiquement les photos de ses enfants décédés. Je m'inquiétais pour cette mère qui vivait seule dans un container près du port. Je repensais à cette jeune fille terrorisée par des sorts vaudous, qui avaient sauté la mer pour la poursuivre jusqu'en Guadeloupe. Comment leur dire que leurs souffrances ne leur permettraient jamais d'obtenir la protection de la France ? Que le vaudou et autres récits magiques n'étaient pas considérés comme des persécutions ? Imaginaire ou réelle, leur maladie était bien là. Cette fois-ci, j'étais impuissante et mon "intime conviction" ne me servait plus à rien.

L’asile politique n’était qu’une roulette russe. Je démissionnais.

KHADHORMEDIA 28.11.2013 0 2778
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